Marie Cécile Aptel
1992, Claude Bouyeure

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Claude Bouyeure


Claude Bouyeure, 1992
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Écrire la peinture
Marie-Cécile Aptel, sur le fond de la toile colle et décolle, dépose et arrache le papier mais surtout la tarlatane. Ses figures paraissent en suspension. On perçoit chez cette artiste un goût particulier pour la fluidité. Elle a utilisé, il y a deux ans, des gris-bleutés, des bleus, des ocres. Aujourd'hui, la tarlatane teintée de vert donne à ses espaces une qualité particulière de silence, de vibration, de tension. Et si la couleur n'est pas la fin du tableau, elle se donne pour ce qu'elle est: une succession de chuchotements de la surface. La peinture est non seulement un tissu de signes entrelacés sur l'étendue du tableau mais une surface sensible autant que profonde qui porte les traces de moments et d'âges différents.

Ce qui est cherché, c'est d'abord, semble-t-il — mais le mot est tout de suite trop matériel — une certaine idée de l'efflorescence. Cependant l'efflorescence est ici non seulement sans support (rien, à la lettre, ne s'épanouit) mais encore et surtout sans fond: le motif ne se détache pas d'un vague néant, c'est toute la peinture qui s'enroule. On dirait que cette efflorescence — dont avait cru avoir l'idée sûre comme immédiate — se porte à la limite de son propre concept.

Par exemple, loin d'être des figurations ascensionnelles, animées d'un mouvement d'envol, comme on est habitué dans toute la mythologie végétale, les figures d'Aptel ne montrent, ni même ne flottent. Elles ont la fermeté de position (en dépit de leur animation très délicate) d'objets saisis par une sorte de lévitation qui les « maintient » dans l'espace sans aucun obstacle, parce qu'étant elles-mêmes espace, elles n'ont nullement à le vaincre ou à l'utiliser. On voit ici s'amorcer l'idée d'une forme, l'efforescence, qui cherche ses limites et accepte de détruire ses attributs en quelque sorte naturels.

Aptel, contrairement au parti de tant de peintres actuels, montre le geste. Il n'est pas demandé de voir, de penser, de savourer le produit, mais de revoir, d'identifier et, si l'on peut dire, de « jouir » le mouvement qui en est venu là. Or, aussi longtemps que l'humanité a pratiqué l'écriture manuelle, à l'exclusion de l'imprimé, le trajet de la main, et non la perception visuelle de son oeuvre, a été l'acte fondamental par lequel les lettres se définissaient, s'étudiaient, se classaient : cet acte réglé, c'est ce qu'on appelle en paléographie le ductus : la main conduit le trait de haut en bas, de gauche à droite, en tournant, en appuyant, en s'interrompant etc... Bien entendu c'est dans l'écriture idéographique que le ductus a le plus d'importance. Rigoureusement codé, il permet de classer les caractères selon le nombre, la direction des coups de pinceau. Il fonde la possibilité d'un dictionnaire pour une écriture sans alphabet. Dans l'oeuvre d'Aptel règne le ductus. Non ses règles, mais ses jeux, ses fantaisies, ses explorations, ses paresses, ses caresses. C'est en somme une écriture dont il ne resterait que les penchements, les droites, les traits, les cursivités. L'écriture d'Aptel roule avec finesse, se couche comme des herbes, rend visible le temps, le tremblement du temps.

On croit reconnaître à travers ces traces, ces contours, des choses vues, familières, des animaux, des paysages. Ils ne sont que des prétextes. Car peu à peu, sous nos yeux, le fond absorbe le motif. Commence le voyage merveilleux, plein d'incidents à travers l'étendue picturale. Cette étendue donne vie à tout ce qui en peinture ne peut vivre que de la vie de la peinture.

Pénétrant l'espace du regard, la fluidité, les transparences, installent en lui la réalité même de l'errance.

Auront l'oeil bleu tous les amoureux du vagabondage, ces voyageurs chez qui le bleu, le gris-bleu, l'ocre et le vert, virent d'une façon érotique ou spirituelle au violet, en buée violette. Cette thématique de la métamorphose, de l'épanchement transporte en celle de la liquidité. Un pas de plus et la figure se dissout dans l'étendue. Sa liberté devient celle du nuage. Nuage qui soulève de son souffle impalpable les réalités les plus cachées ou les plus inertes. Transporté dans le champ de cet espace, le motif prend la forme de l'interrogation, du silence dirigé, de la pâleur rêvée comme légèreté de la substance du monde.

Claude Bouyeure, critique, in Cimaise N°217, avril-mai 1992